Correspondance 1945-1972
Violette Leduc
Lettres choisies, établies, annotées et préfacées par Carlo Jansiti
Gallimard, Les Cahiers de la NRF, 2007
« La tache est une larme »
C’est une histoire de passion. A l’origine même de ce recueil de lettres, un journaliste italien, qui a d’abord lu Violette Leduc en traduction ; par passion pour cette œuvre, il a appris le français, écrit une biographie de son auteur, et créé, grâce à ses archives, le Fonds Violette Leduc de l’IMEC (Institut Mémoires de l’Edition Contemporaine). Cette correspondance tient la chronique de plusieurs passions, celle pour Simone de Beauvoir qui n’éprouve en retour qu’une « colossale indifférence », ou celle pour Jacques Guérin, ami et admirateur, enfant naturel comme elle, homosexuel comme Maurice Sachs qui fut son Pygmalion et l’encouragea à écrire. C’est à Jacques Guérin qu’elle parle de son père (2 janvier 1954). Sa passion pour lui ne lui ôte rien de sa lucidité sur l’impossibilité de toute réciprocité : « Il y a vos chiens. J’arrive loin derrière eux. C’est ainsi » (18 février 1954). Passion à la lettre, vécue souvent dans la souffrance et proche de la folie, passion pour les lettres et l’intime : Violette Leduc évoque souvent les lettres de Vincent Van Gogh à son fr ère Théo, dans un processus d’identification qui n’est pas de la prétention, mais la conscience aiguë que créer une œuvre est la seule solution aux douleurs de la vie et aux blessures les plus anciennes. Ecrivant sur Van Gogh, c’est d’elle qu’elle parle, au risque de décourager ses futurs admirateurs et exégètes : « Vang Gogh avec ses Lettres a occis les biographes qui fabulent » (à Jacques Guérin, 4 janvier 1954). Cette remarque nous pousse à lire avec quelque indulgence les lettres qui relatent son aventure avec deux adolescents de province, qui sont la preuve que chez Violette Leduc, l’amour n’est pas un sentiment désincarné, même si la chair reste souvent triste.
Le plus émouvant sans doute, ce sont les lettres à Simone de Beauvoir, déesse inaccessible à qui elle consacrera tout le récit de L’Affamée sans jamais la nommer, figure autour de laquelle l’œuvre et la correspondance s’affichent comme les deux facettes d’une même réalité, poreuses l’une à l’autre, car la lettre est déjà création de l’œuvre : « Ces trois baisers fleurons qui vous plaisaient je les multiplie pour vous. C’est une guirlande pour votre taille. Je vous aime et je vous aime encore dans ce que j’écris dans mon cahier car Isabelle c’est aussi vous, vous le savez » (16 juillet 1949). La lettre se fait mise en scène de la réception du courrier tant attendu et tant aimé : « J’ai trouvé votre pneumatique sous la porte […]. J’ai eu un battement de cœur. Vous avez écrit « chère Violette ». Vous avez oublié d’écrire Leduc à côté. Non, ce n’est pas possible, c’est voulu. Vous saviez que vous écriviez « chère Violette ». […] J’ai ouvert la boîte dans laquelle je conserve toutes les lettres que j’ai reçues de vous. C’est partout « chère Violette Leduc ». Je vous le dis parce que cela m’a remuée, que j’étais fière d’être appelée ainsi par vous. Mais je ne perdrai pas la tête. Je la perds seulement dans mon amour pour vous » (26 novembre 1949). Grande admiratrice de Louise Labé, qui sut si bien chanter la passion amoureuse, Violette Leduc lit ses poèmes au miroir de sa passion, annulant le temps et la logique pour une déclaration bouleversante : « En chantant ce qu’elle aimait, Louise Labé vous chantait aussi à travers l’éternité » (18 décembre 1953). Et c’est une image poétique qui irradie longtemps qu’elle trouve pour décrire le caractère absolu de son amour : « Je vous attends et c’est comme si l’on repavait les rues dans ma poitrine » (24 février 1954). Dans ses lettres qu’elle décrit comme « une gazette intime », elle donne corps à son amour dans une écriture qui se fait vision, sans quitter l’évocation de la vie quotidienne : « A midi, dans ma pièce vide, j’ai valsé au son d’une valse musette à la radio. Dans mon tourbillon de solitude, c’était vous que j’entraînais dans ma gaîté. J’attends que la soirée d’hier refroidisse pour me remettre au travail, vous donner tous les mots que j’écris.
Je suis fière de vous aimer ainsi » (1949). Tournée vers l’autre, écrite pour soi vers l’autre, cette correspondance transcende les catégories morales et psychologiques traditionnelles : « On pourrait croire que c’est à moi que j’écris. Non, vous existez. Je n’ignore pas mon narcissisme mais je vous écris au-delà de ce narcissisme » (5 mars 1950). L’écriture crée une intimité fantasmée, au caractère transgressif et sublime, comme chez Racine, quand les pronoms vacillent. C’est ainsi qu’elle s’adresse à Simone de Beauvoir le 4 avril 1958 en écrivant « Mon amour », pour finir par cette promesse : « Tu peux le croire : je t’aime, je t’aimerai toujours ». Quand la grammaire se trouve à ce point incarnée, on comprend la définition magnifique que Violette Leduc donne de son écriture : « Je vous aime dans une gravité sans littérature » (16 mars 1950).
De littérature il est pourtant beaucoup question dans ces lettres, au milieu des récits de rêves, du quotidien usant et du travail assidu d’écrire sans presque aucune reconnaissance. C’est ainsi que Violette Leduc critique Bataille : « Ce genre d’intellectuel me donne la nausée. C’est impuissant, prétentieux, ce faux mélange de sperme et de matière grise. […] Ce sont des trucs » (janvier 1950). Elle porte aussi un jugement très sévère sur Marguerite Yourcenar : « Oui, c’est très ennuyeux Les Mémoires d’Hadrien. Quelle fausse grandeur dans les phrases. Souvent des notations justes mais moins profondes qu’elles semblaient dès qu’on s’y arrête. Comme un long ronron de rhétorique. J’ose vous le dire : elle écrit moins bien que moi quand elle parle du sommeil et des dormeurs. C’est un gros travail inutile en tant que littérature » (9 juin 1952). Il semble que l’épistolière ait une idée très précise et très juste de la qualité d’une œuvre littéraire, quand elle écrit par exemple : « dans un livre imprimé, ce qu’il y a de plus beau, c’est la voix. Toute la grandeur de Rousseau nous vient de sa voix » (18 décembre 1953), ou quand elle relit les Lettres de la Religieuse Portugaise (25 mars 1957), à laquelle il ne serait pas abusif de la comparer : « Je suis un désert qui monologue, je n’ai pas de souffle mais je veux écrire encore » (17 mai 1956). Simone de Beauvoir ne s’y est pas trompée, qui a repris cette image dans la préface qu’elle a écrite pour La Bâtarde, comme si commenter Violette Leduc, pour bien faire, c’était seulement la citer. A la fin d’une lettre, elle précise : « La tache est une larme » (10 juin 1965). Il se peut que le lecteur en verse quelques-unes en lisant ces lettres qui en gardent des traces, submergé par un talent qui semble s’ignorer, et une douleur qui, à force de se ressasser, évoque les figures les plus sublimes de notre littérature.
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Cette chronique est parue dans le numéro 22